Société

Le Covid a-t-il fait éclore les germes d'une révolution sociétale ?

Travailler, se déplacer, habiter …. La crise a accentué des changements sociétaux profonds qui étaient déjà perceptibles sur les territoires. Les analyser finement s'impose, pour bâtir une autre politique publique qui répondent aux aspirations nouvelles des Français.

Le Covid a-t-il fait éclore les germes d'une révolution sociétale ?

C'est l'histoire d'un formidable « hiatus » entre des usages établis et les aspirations des Français, d'après Bruno Marzloff, sociologue, fondateur du cabinet d'études Chronos. Il faisait partie des intervenants d'une table ronde consacrée à « Travailler, se déplacer, consommer, habiter : l’alliance des possibles ». Celle-ci était organisée par Emmanuelle Wargon, ministre déléguée auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée du Logement, le 21 septembre, à Paris. L'événement fait partie d'une démarche plus globale, destinée à « questionner les tendances », selon les mots d'Emmanuelle Wargon. Objectif : rebâtir un consensus sur lequel fonder une nouvelle politique en matière de logement, travail et déplacements. Autant de thématiques qu'il convient de penser de manière conjointe.

À la base, « la crise a rendu encore plus prégnant le caractère obsolète du modèle sur lequel nous vivons depuis longtemps », a précisé Emmanuelle Wargon. Son analyse rejoint celle de Bruno Marzloff. Pour le sociologue, la pandémie a joué le rôle de propulseur de pratiques et d'aspirations déjà existantes dans la société, mais qui étaient jusqu'à présent bridées par une organisation datée de l'espace, du temps et du travail. « Nous avions peut-être oublié que nous avions déjà quitté le temps fordiste », observe Bruno Marzloff. Il rappelle que ce « temps fordiste » avait engendré une architecture du temps et de l'espace, déterminée par le modèle de l'industrie (temps collectif, cloisonnement de l'espace...).

L' « inertie fordiste » entrave de nouvelles façons de travailler

Or, le numérique et le basculement de l'industrie au profit des services ont depuis assez longtemps transformé la société. Mais il demeure une « inertie fordiste », un « hiatus » entre les aspirations et l'organisation du travail, note le sociologue. Témoin, la réticence des entreprises et des administrations à mettre en place le télétravail... Et pourtant, même avant la crise du Covid, ces nouvelles pratiques étaient déjà là. Dès 2013, le sociologue publiait un ouvrage, Sans bureau fixe, transitions du travail, transition des mobilités, dans lequel il décrivait l'émergence de modes de travail inédits sur le plan statutaire et de leur organisation, ainsi que leur articulation nouvelle avec les territoires et le transport. Avec, par exemple, l'émergence de bureaux de proximité, de « lieux multifonctionnels » qui permettent de travailler et d'accéder à d'autres ressources, évitant ainsi des déplacements, ou encore de tiers-lieux. Aujourd'hui, le développement de ces derniers, en France, est devenu une réalité qui dépasse l'anecdote : 2 millions de personnes se rendent annuellement dans les 2 500 tiers- lieux qui existent sur le territoire. Et leur nombre pourrait atteindre 3 500 d'ici la fin de l'année prochaine. « Un véritable phénomène de société est en train de se développer. Cela émerge dans les territoires, avec des personnes qui inventent une nouvelle façon de vivre leur travail, mais aussi un nouveau rapport à la société », estime Patrick Levy Waitz, président de France Tiers Lieux, chargé de leur promotion et développement.

Un chez soi toujours plus important pour les Français

Sur un plan plus large, les analystes du Crédoc, Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie, observent aussi des mutations dans la société française, qui ont été accentuées par la crise du Covid. Ainsi, d'après Sandra Hoibian, directrice du pôle société au Crédoc, « le logement est devenu encore plus central qu'il ne l'était déjà pour les Français ». Partant, ces derniers investissent plus dans leur maison. Ils ont notamment accru leurs achats dans les champs de la domotique, de l’électroménager ou encore de la sécurité, mais aussi du bricolage. « Aménager, plutôt que déménager », résume Sandra Hoibian.

Au delà du sujet des changements de domicile, les Français ont globalement diminué leurs déplacements, observe le Crédoc. C'est ce dont témoigne l'essor du commerce de proximité et en ligne pour les courses du quotidien, qui s'est accentué avec la crise. Mais aussi, la « chute spectaculaire des départs en vacances », ajoute Sandra Hoibian. Les intentions de partir en vacances des Français sont passées de 62 % avant la crise à 42 % en mai 2021, d'après l'enquête de l'institut. A contrario, au cœur de ces changements, certaines tendances persistent. « Les inégalités existantes ont refait surface », poursuit l’experte. Par exemple, durant les confinements, alors que 55% des hommes en télétravail « total » disposaient d’un bureau pour pouvoir se concentrer et travailler au calme, ce n’était le cas que de 43% des femmes.

Le télétravail, une vraie révolution territoriale ?

Sur le sujet du télétravail, toutefois, le Crédoc nuance l'ampleur du bouleversement. Lié à la crise, « son essor constitue un changement énorme. Toutefois 70% des Français ne sont pas concernés », rappelle Sandra Hoibian. De plus, les télétravailleurs sont essentiellement des cadres, les ouvriers n'étant que très minoritairement concernés par le phénomène. Autre constat, « ce télétravail a beaucoup été pratiqué à temps partiel, et il existe une aspiration à ce qu'il le reste », analyse Sandra Hoibian. Une aspiration qui relativise la perspective d'un exode urbain, par ailleurs contraint par les tensions sur les prix de l'immobilier.

C'est toutefois bien une « fuite » de la population de sa ville que constate Raphaël Michaud, adjoint au maire de Lyon, en charge de l’urbanisme, de l’habitat, du logement et de l’aménagement. Déjà perceptible avant la pandémie, « la fuite des métropoles, nous l'observons très concrètement », explique-t-il. Pour tenter de contrer le phénomène, la municipalité a développé une politique publique qui vise à conserver la mixité sociale et générationnelle dans la ville. Notamment, via une « charte urbaine et architecturale », prélude aux projets de construction, de réhabilitation ou d’aménagement. Mise en place en 2006, elle a été adaptée pour tenir compte des objectifs de l'accord de Paris de 2015 et réduire l'empreinte carbone de la ville de Lyon.