L’INSTITUTION JUDICIAIRE FACE AUX DÉFIS DU NUMÉRIQUE

Bertrand Debosque, membre de la délégation française auprès du CCBE et Stéphane Dhonte, bâtonnier de Lille.
Bertrand Debosque, membre de la délégation française auprès du CCBE et Stéphane Dhonte, bâtonnier de Lille.

Picardie la Gazette: Le 29 novembre, des comités de travail se réunissent autour de différents thèmes et notamment celui du Brexit. Dans la perspective de l’échéance du 29 mars 2019, date de la sortie du RoyaumeUni de l’Union européenne, comment votre profession s’arme-t-elle à ce changement majeur, notamment en Hauts-de-France ?

Stéphane Dhonte : Nous sommes sur la même position que celle de Xavier Bertrand, celle du “Welcome Home”, avec une volonté affichée de conserver un lien d’affaires avec nos confrères britanniques. Mais nous sommes extrêmement inquiets, notamment pour les contrats, qui, de fait, s’arrêteront le 29 mars à minuit. Par ailleurs, dans la situation d’un Brexit dur, le passeport juridique d’avocat, permettant d’exercer librement dans l’espace européen, pose difficulté pour les Britanniques qui ne pourraient plus en bénéficier, ni intervenir auprès de la Cour de justice de l’Union européenne, sauf en ouvrant un cabinet en France, à Lille par exemple, et nous sommes prêts à les accueillir. Un deuxième enjeu me semble important : la protection des avocats et la liberté d’exercice.

P.L.G. : Pouvez-vous en dire plus ?

  1. D. : Il y a encore des pays où l’exercice de la profession d’avocat devient de plus en plus difficile car elle est l’expression d’un droit de défense et des libertés publiques. La profession fait face à de nombreuses attaques ; il faut savoir que c’est la seconde profession, après les journalistes, à être menacée, y compris en Europe. La solidarité européenne, sur ces sujets, est indispensable.

Bertrand Debosque : Grâce au CCBE, la profession est moins seule. C’est la plus grosse institution officielle d’avocats européens dans le monde avec 1,1 million d’avocats membres. Pour la profession, c’est là l’unique interlocuteur pour le Parlement européen, de la Commission européenne, la Cour européenne de Justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des Droits de l’Homme.

P.L.G. : À l’heure de l’Intelligence artificielle (IA), dont vous avez fait le thème de ce colloque, comment la profession d’avocat fait-elle face aux enjeux numériques ? En quoi l’IA peut-elle être un atout ?

  1. D. : Comme toutes les professions, nous devons faire face à la révolution numérique et à l’arrivée de l’IA. Demain, quelle sera la valeur ajoutée de l’IA pour une meilleure justice et un meilleur fonctionnement des tribunaux ? Soyons clairs : aucun concitoyen n’ira au tribunal avec un robot ! Le 30 novembre, nous allons donc dresser un panorama complet des situations nouvelles qui se présentent à nous, en partant de la formation jusqu’à la contestation des algorithmes, en passant par la façon dont le procès pourra être fait en passant par la façon dont le procès pourra être mené et à l’accès au droit. Le barreau de Lille a d’ailleurs été le premier barreau en Europe à être équipé d’un système de justice cognitive ; il est donc prêt… Paradoxalement peut-être, il est très probable que dans 10 à 15 ans, la valeur ajoutée de l’avocat sera moins technique mais plutôt basée sur sa véritable humanité dans la relation avec son client, sur l’écoute et le bon sens.

P.L.G. : Représente-t-elle aussi un risque ?

  1. D. : Aujourd’hui tout est possible, mais les règles, déontologiques notamment – certes, en s’adaptant – seront toujours là et s’imposeront à notre pratique professionnelle. Même si l’IA effraie beaucoup l’avocat, c’est une partie de sa technicité qu’elle va remplacer. Résister à l’IA est une ânerie, dire que le monde serait entièrement dirigé par l’homme est une ânerie et dire que tout serait géré par l’IA est aussi une ânerie. La réflexion qui doit émerger est celle-ci : comment bâtir cette relation entre l’homme et la machine ? La profession doit accepter sa mutation et en sortir grandie.
  2. D. : Il est clair que nous sommes face à une concurrence des plates-formes juridiques en ligne. Dans cette “legal tech”, des avocats, des ingénieurs ou des commerciaux collaborent. Ces sites commerciaux ont des coûts significativement inférieurs et donnent des réponses aux clients pour des sommes très basses, heureusement imparfaites. La France est un des pays en Europe où il y a le plus de plates-formes juridiques en ligne. Dans certains cas, c’est un plus pour le consommateur, mais aussi une menace pour la profession. L’IA donne un grand coup d’accélérateur, et la profession doit monter en gamme et en valeur ajoutée pour continuer d’exister. Elle doit par ailleurs s’emparer de tous ces outils numériques qui, de fait, participent d’un plus grand accès au droit.

P.L.G. : Que préconisez-vous pour que la profession et les machines cohabitent dans la justice de demain ?

  1. D. : Pourquoi pas un open data réservé aux avocats d’échanger entre eux ? Cela dit, si nous devions plaidoyer devant un magistrat en visioconférence sur un dossier financier ou technique, cela ne nous poserait aucun souci. En revanche, en matière pénale, il y a une limite : comment condamner quelqu’un derrière un écran plasma ? Dans ce cas, les juges sont désincarnés. Il y a un vrai débat : où sont les limites ? B.D. : Au fond, les avocats devront faire preuve de toujours plus d’intelligence… pour s’adapter, être plus performants et mettre leur talent et leur expérience au service de leurs clients.