Transformer des biens criminels en bien commun

Une villa aux Antilles, de provenance douteuse, est à vendre par l’État…. La France vient d’emboîter le pas à l'Italie en adoptant une législation qui prévoit l'utilisation de biens saisis par la justice dans un but d'intérêt commun.

(c)Pixabay
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Loger un centre de lutte contre les addictions dans une demeure somptueuse confisquée à quelque baron de la drogue... Cela ressemble à un conte moral. C'est également l'application d'un principe venu d'Italie, et juste importé en France : il s'agit d'utiliser les produits du crime au profit de l'intérêt général. Un webinaire consacré à « l'attribution sociale des immeubles confisqués par la justice » était organisé par les Alumni de Sciences Po. Dans l'Hexagone, depuis novembre 2021, des immeubles confisqués par la Justice à des criminels peuvent être attribués à des associations d’intérêt général. Traditionnellement, le produit de leur vente était versé au budget de l’État. Objectif du dispositif ? Montrer que « des avoirs criminels peuvent servir au bien commun », explique Emmanuel de Lutzel, vice-Président du groupe ESS des Alumni et de l’association Habitat et Humanisme Morbihan, animateur du débat.

En Italie, historiquement, cette pratique est mobilisée pour lutter contre la Mafia. « Il faut être aveugle pour ne pas voir que l'Italie est le pays de la Mafia, mais aussi de l’anti-Mafia », résume Fabrice Rizzoli, professeur à Sciences Po et fondateur de Crim HALT, association qui s'est fortement mobilisée pour importer en France cette politique concernant les biens des criminels. De l'autre côté des Alpes, la loi qui permet la réutilisation publique et sociale des biens saisis ou confisqués aux mafias a été votée en 1996, sous l'impulsion de l'association anti-mafia, Libera. « Il n'était pas possible de revendre ces biens, car les mafieux les rachetaient », précise Fabrice Rizzoli. Immenses maisons, châteaux, établissements commerciaux, hôtels... Aujourd'hui 17 000 de ces biens ont été mis à disposition des collectivités territoriales qui y abritent écoles, activités sportives ou tribunaux.

Et environ 1 000 d'entre eux ont été confiés à des associations ou des entreprises de l'ESS. Par exemple, en Campanie, la coopérative sociale Les Terres de Don Peppe Diana produit aujourd'hui de la mozzarella bio et donne du travail à des ouvriers en réinsertion. Avant qu'il ne soit confisqué par l’État, le domaine de la coopérative appartenait à Michele Zaza, l'un des parrains historiques de la mafia napolitaine... Autre exemple, à Trapani, en Sicile, une entreprise de ciment (confisquée pour ses liens avec la Mafia) a été reprise par ses salariés sous forme de coopérative, avec le soutien des institutions.

Une villa antillaise pour commencer

« L'exemple italien est vertigineux, car il nous montre le chemin qui nous reste à parcourir », commente Arnaud de Laguiche, magistrat en détachement au pôle immobilier de l’Agrasc, (Agence pour la gestion et le recouvrement des avoirs saisis et confisqués) - sous la double tutelle du ministère de la Justice et du ministère des Finances. Le principe a mis du temps à passer les Alpes. Toutefois, grâce à la mobilisation des militants pour la légalité (dont Crim HALT) et ceux de la lutte contre le mal logement, intéressés au premier chef, c'est chose faite : la loi du 8 avril 2021 « améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale », permet à présent aux associations d’intérêt général, et aux associations et fondations reconnues d’utilité publique de bénéficier temporairement des biens mal acquis ayant fait l’objet d’une décision de confiscation définitive par les tribunaux. Il s'agit d'« établir un lien tangible » entre action de la police et société civile, entre origine de la confiscation et nature du projet de réhabilitation, explique Arnaud de Laguiche. Avec son équipe de 60 personnes, c'est donc l'Agrasc qui est chargée de cette nouvelle mission de gestion et de vente des biens saisis à des criminels lors de procédures de justice.

Originellement, l'agence saisit des biens s'ils sont l'instrument de l'infraction (un hôtel de passe, par exemple), s'ils ont été achetés avec les revenus tirés d'une infraction ou parce qu'ils représentent la somme équivalente au montant d'une fraude (fiscale, par exemple). Aujourd'hui, déjà, l'Agrasc a publié deux appels à manifestation d'intérêt. Le première concerne une villa antillaise de 80m2 en Guadeloupe -dont on ne connaîtra pas l'origine, nécessairement trouble-. Elle est mise à disposition pour être utilisée à des fins « humanitaires » (hébergement, mise à l’abri, accueil de publics précaires). La seconde concerne un immeuble à usage d’habitation à rénover, composé de neuf logements, situé à Coudekerque-Branche, dans le département du Nord...

« C'est un premier pas », commente Arnaud de Laguiche. Pour autant, d'après lui, le changement reste « timide ». En effet, pour l'Agrasc , « cette nouvelle compétence est attribuée sans aucun renfort », signale Arnaud de Laguiche. Par ailleurs, le dispositif est « assez restrictif » (aussi en raison du manque d’enthousiasme originel de Bercy) : parmi les quelque 500 biens immobiliers détenus par l'agence, une cinquantaine seulement répond aux conditions d'éligibilité prévues par les textes. Et les collectivités locales ne sont pas concernées par le dispositif, contrairement à l'exemple italien. En outre, des complexités juridiques et logistiques subsistent : comment proposer à une association de reprendre un bien immobilier sur lequel pèse une hypothèque bancaire ? Comment gérer le fait qu'il est parfois très compliqué (et long) d'expulser des personnes condamnées ou leurs proches de ces biens immobiliers...

Les villas des oligarques russes transformées en centre pour handicapés ?

En France, les villas et les yachts appartenant aux oligarques russes pourraient-ils être confiés à une association de réinsertion sociale ? Au delà du fait que ces biens sont pour l'instant simplement gelés, il s'agit d'une sanction prise dans le cadre d'un règlement européen. La démarche ne rentre donc pas dans le cadre de la loi « améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale » qui concerne, elle, les procédures judiciaires.