« Une fatigue s’est installée chez une part importante des travailleurs »

Créée en 2011, la FIRPS (Fédération des intervenants en risques psychosociaux) qui regroupe plus de 600 consultants spécialistes de la prévention des risques psychosociaux et du management de la qualité de vie au travail, participe à la réflexion sur les enjeux des RPS dans le cadre de la nouvelle organisation du travail.

Célia Kuster, ergonome du travail, membre du conseil d’administration de la FIRPS, consultante associée du cabinet indépendant Ekilibre.
Célia Kuster, ergonome du travail, membre du conseil d’administration de la FIRPS, consultante associée du cabinet indépendant Ekilibre.

Entretien croisé avec Célia Kuster, ergonome du travail, membre du conseil d’administration de la FIRPS, consultante associée du cabinet indépendant Ekilibre, spécialisé dans l’accompagnement des enjeux de santé et de performance au travail, et Jean-Christophe Villette, psychologue du travail, ingénieur en maîtrise des risques et directeur associé du cabinet Ekilibre.

Quel est l’impact de la crise sur la santé psychique des Français ?

L’impact négatif de la crise sur la santé mentale est conséquent. Confirmant nos constats de terrain et ceux de nos confrères de la FIRPS, les dernières statistiques nationales publiées par CoviPrev* montrent une forte dégradation des indicateurs de santé mentale des Français : 15 % d’entre eux montrent les signes d’un état dépressif (+5%/ au niveau avant épidémie) ; un sur quatre fait preuve de troubles anxieux caractérisés (+10%), 63% déclarent des problèmes de sommeil (+14%) et 10% ont des idées suicidaires (+ 5%). Si l’on regarde de plus près les données pour les Hauts- de-France, ces chiffres sont supérieurs à la moyenne nationale en termes d’impacts négatifs.

Les salariés subissent eux aussi ces impacts négatifs ?

Les impacts de la crise sanitaire retentissent effectivement sur la sphère professionnelle. Les travailleurs évoluent dans un contexte volatil, incertain, complexe, ambigu. Ils doivent composer avec l’instabilité des organisations du travail, une hausse des sentiments de solitude, d’incertitude. Ils doivent s’adapter en permanence avec parfois un sentiment d’impuissance. Chez une part élevée des travailleurs, on mesure une fatigue importante qui s’est installée et une augmentation des situations d’épuisement. Il convient cependant d’être attentif à ne pas faire de généralisation fataliste, car certaines organisations et certains travailleurs sont en capacité de mobiliser des ressources pour faire face à la situation.

Quel est le rôle et la responsabilité des entreprises en matière de santé au travail ?

L’employeur a l’obligation d’assurer la santé physique et mentale et la sécurité des travailleurs. Il doit « veiller à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes ». Cette obligation légale est inscrite dans le Code du travail à l’article 4121-1. Le risque zéro n’existe pas en ce qui concerne les RPS. Ces risques doivent donc faire l’objet d’une prise en compte dans toutes les organisations, quelle que soit leur taille et leur activité. Depuis 2015, il s’agit d’une obligation de moyens renforcée ou obligation de prévention pour l’ensemble des risques professionnels. Pour y satisfaire, les actions dites curatives ne sont pas suffisantes. Mieux vaut agir en prévention plutôt que d’attendre l’apparition de symptômes ou pathologies. Cela implique d’évaluer les facteurs de risque qui relèvent de l’organisation du travail, des relations sociales au travail, des conditions d’emploi, afin d’imaginer des solutions alternatives ou des mesures qui réduisent ou suppriment l’exposition. Le résultat de cette évaluation, mise à jour a minima chaque année, doit figurer dans le Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). Nous disposons aujourd’hui de connaissances expertes, notamment à travers les membres de la FIRPS, pour aider les entreprises à mieux prendre en charge ce sujet.

Comment les entreprises peuvent-elles justement mieux prendre en charge la santé mentale au travail ?

Le premier pas est certainement de valider qu’il s’agit d’une ambition claire au sein de l’entreprise et de l’inscrire dans le dialogue social. Mobiliser une prestation d’assistance psychologique est un bon réflexe, mais cela sera insuffisant : les entreprises doivent mettre en place une démarche plus globale. Il convient donc de pouvoir faire un état des lieux sur la santé mentale, les mesures mises en œuvre et leur efficacité. Différentes mesures, à titre d’exemple, pourront venir renforcer la capacité de prévention de l’entreprise : mise en œuvre d’indicateurs de suivi, mise à jour du DUERP, actions spécifiques sur la charge et l’organisation du travail, formation des managers. Nous invitons également les organisations à favoriser les espaces de dialogue sur le travail. C’est ainsi qu’elles pourront coconstruire avec leurs travailleurs une qualité de vie et des conditions de travail satisfaisantes, et mieux prévenir l’apparition de certains symptômes et pathologies. Beaucoup d’entreprises sont aujourd’hui encore loin d’avoir mobilisé les standards en matière de prévention ou encore de trouver les solutions efficientes au regard de leur situation. Les partenaires de la FIRPS peuvent les accompagner sur ce sujet en prenant en compte leurs enjeux et leurs spécificités propres.

Quel est le lien entre santé au travail et efficacité des entreprises et administrations ?

La performance individuelle et collective est liée à la maîtrise du risque santé. Ainsi, la mobilisation de compétences expertes sur la prévention des RPS renforce l’opportunité de développer le potentiel d’efficacité des organisations. Selon des études spécifiques, pour chaque euro investi dans la prévention des risques psychosociaux, il y a un vrai retour sur investissement (13 fois supérieur, pour certaines d’entre elles). Cela permet d’augmenter la productivité, d’améliorer l’engagement et la fidélisation des travailleurs –et de répondre ainsi à des problématiques majeures de la fonction RH–, en renforçant l’attractivité de l’entreprise et en limitant les coûts liés à l’absentéisme. En outre, être investie en matière de prévention RPS et d’amélioration de la qualité de vie au travail permet à l’entreprise d’affirmer ses valeurs et sa marque employeur.